photo Joseph Eid pour AFP |
Au musée de la modernité
Parmi les gravats
à quoi rêve-t-il encore
l'homme à la bouffarde ?
Une vie à faire fortune, une autre à
collectionner, une autre encore à faire marché de son art à réparer.
Près du gramophone
il est présent à l'instant
qui suspend le temps.
Ne plus penser. Déguster, humer ce précieux
tabac de miel devenu si rare. Écouter, vibrer à cette voix de l'autre siècle,
gravée dans la cire.
Parmi les décombres
ses chères américaines
ne rouleront plus
Protégées sous leur linceul de sable du désert,
qu'en restera-t-il dans quelques milliers d'années ?
Obstinément il les restaure
ses épouses de ferraille.
Pour tous ses enfants
deux pour chacun de ses fils
une à chaque fille.
Que devineront les archéologues du futur venus
d'un ailleurs sidéral ? Que leur murmurera notre Histoire humaine : des
couleurs, de la douceur des coussins ou d'un thé à la menthe ? De l'opulence et
de la pauvreté ? De l'arrogance et des servitudes ? Des inégalités
de classe et de genre ? Que devineront-ils, même, du genre humain ?
Dans les décombres d'Alep
un vieil homme, sa vie, ses rêves.
©Jeanne Fadosi, jeudi 29 mars 2018
illustration sonore :
Nikolai Rimsky-Korsakov - Scheherezade Op.35,
Lento Adagio
Cela ne cessera donc
jamais
Les hommes ont encore
fait trembler la terre
Ce territoire doit être
maudit
Je cultivais des vignes
Sur les pentes des
montagnes
Des agrumes dans la
plaine fertile
Cette terre était un
jardin
Un avant goût du paradis
Depuis des siècles et
des siècles
Les peuples se sont
révoltés
Tout va de mal en pire
Depuis les années
soixante-dix
Quand la libanisation a
commencé
Et je n'arrive pas à en
imaginer la fin
De ma chambre que me
reste t-il
Quelques loques, ma pipe
Et la voix d'Enrico
Caruso
Qui grésille en 78 tours
Sur mon phonographe
Dans un petit carton blanc
Dans un petit carton blanc,
J’ai mis un jour les disques
De mon chanteur préféré.
Dans un petit carton blanc,
J’ai calé les Œuvres Complètes
De mon écrivain tant étudié :
Trois jolies Pléiades
Et leur album : un quatuor magique,
Surtout bien protégé.
Dans un petit carton blanc,
J’ai glissé Baudelaire
Et ses « Œuvres » si décortiquées.
J’ai fermé le petit carton blanc
Et pour un jour que j’espérais proche,
Je l’ai mis de côté.
Puis nous avons pesé nos valises noires,
Pas plus de vingt kilos à emporter,
Un choix cornélien :
Ma plaquette de pilule en cours
Et autres traitements ;
Des vêtements chauds
Pour le pays d’arrivée.
Mon livre en cours
Et quelques autres d’avance
Pour ne pas manquer.
On a compté les petites cuillères
Puis fermé la porte.
Nous avons déjeuné dehors,
Il faisait vingt degrés sous les palmiers.
Une journée sous le signe du vingt.
À l’arrivée, on nous attendait
Avec de l’amour et des critiques.
Il avait bien gelé.
A mon coucher
Dans un nouveau lit
J’ai retrouvé mon livre en cours.
Comme à chaque nouveau paysage
Un livre est toujours là
Changeant mais rituel inchangé
Quant au petit carton blanc
Il resta là-bas seul
Plus longtemps qu’on l’aurait imaginé.
Trois ans après
Après maintes péripéties
Et moult avanies.
J’ai retrouvé mes Œuvres complètes
De Baudelaire et Nerval
Inchangées mais toujours changeant
Ma vie.
Si loin de tout
Syrie sacrifiée
bombes et gravats
tant que la musique
résonne
au milieu des décombres
le vieil homme se veut
en paix
Avec le bout de sa vie
qui ne vaut plus
une once de révolte
il écoute
il fume
il attend
patiemment
le monde lui est devenu
étranger
il ne craint pas la mort
il ne voit rien autour
de lui
Il n'entend plus
que la beauté des sons
qui distillent
l'Harmonie
Là où chaque jour vivre est un combat,
Il a tout eu M. Anis, femme, enfants, luxe,
culture et volupté,
Et il a tout perdu.
Lui reste sa pipe et un méchant tourne-disque
sans électricité ;
Une sérénité, aussi qu’on ne saura plus lui
voler.
Comment pillerait-on les courants d’air ?
Il a goûté au pire que l’homme puisse devenir.
Il goûte aujourd’hui à la saveur du rien, du
néant absolu.
Fous de Dieu ou fous tout court,
Ils tirent encore au loin, comme chaque jour.
Lui s’en fiche, il ne tire que sur sa pipe de
vieux buis.
Le disque a tourné, un jour, dit longtemps le
chant des houris,
Il y a entendu le sublime, les voix d’un passé
mort, du temps des divas.
Il se tait maintenant : l’absolu est ailleurs, dans ce néant,
Qui lui tient lieu de paysage, au quotidien,
dans ces absences
Qui lui font un voisinage. Ce chaos après une
vie écroulée,
Par la mitraille de fous, sous les bombes
d’autres fous encore !
M. Anis n’attend plus rien, sinon de voir en
face, la seconde à venir
Et la suivante, et la suivante encore, jusqu’à
sa mort certaine.
https://plus.google.com/+SergeDeLaTorre
Résiste
Résiste - ABC |
Alep
Quand il ne reste plus rien que poussière et
murs écroulés sous la voix des bombes ; que la vie se teinte du gris de la
cendre quand elle se mêle au sang ; quand l’enjeu des puissants est trop
important pour qu’ils laissent la vie sauve à des innocents, plus mal lotis que
des rats que l’on gaze pour les éradiquer, seule la musique peut s’élever des
décombres vers le ciel.
Alep
Un ange révélé par quelques notes, écrites de
toute éternité pour emplir le vide et libérer l’âme, s’est envolé vers les
étoiles. Espoir de renouveau.
Il est des fleurs qui poussent sur le granit.
Alep
Sous l’œil du photographe.
Un vieil homme solitaire, impuissant, pris de
musique dans son univers dévasté, témoigne au monde entier la folie et
l’espoir.
Alep
Monsieur Anis, c’est vous, le symbole de la
lumière du monde.
Illustration sonore : (L'expression des bombes au Vietnam)
Jimi Hendrix - National Anthem U.S.A (Woodstock 1969)
Star Spangled Banner
L'horreur chaque fois mange mes mots.
RépondreSupprimerBravo et merci à vous fidèles de l'Herbier qui savez en parler, qui savez porter haut ceux qui témoignent.
Bien au delà des mots un appel à ne jamais baisser les bras...
RépondreSupprimerCette image a inspiré des textes magnifiques, je n'en doutais pas.
RépondreSupprimerMerci à tous pour ce partage, et à toi d'être là.
Passe une douce journée.
Une terrible photo Adamante... tant de violence et de calme sur ce cliché !
RépondreSupprimerJe pense à la dernière réplique "Cela s'appelle l'Aurore" de "La guerre de Troie n'aura pas lieu" ...
- « Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
RépondreSupprimer- Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.»
ce n'est pas la guerre de Troie... mais dans Electre toujours de Giraudoux
Bonjour Adamante,
RépondreSupprimerQue de beaux textes inspirés par cette photo. Pour ma part, impossible d'écrire.
Bravo à tous les brins d'herbes
Rien à rajouter, juste à frémir. Est-ce cela l'homme. Les bombes et leur chaos, ou cet homme debout/assis malgré tout.
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